13. LE TEMPS DES CITÉS
Les rats
L’armée des hommes-rats avançait dans la campagne. En tête, des jeunes gens brandissaient des étendards noirs, frappés de têtes de rats rouges. Les cavaliers montaient désormais des chevaux spécialement dressés pour la guerre, prompts à réagir à la moindre sollicitation. Les fantassins étaient équipés d’arcs, de lances, de frondes.
Cette expédition punitive avait été préparée depuis longtemps. Les hommes-rats professaient le culte des martyrs et, par-dessus tout, la haine de ces femmes-guêpes qui les défiaient depuis si longtemps.
Le nouveau chef des hommes-rats s’était débarrassé de tous ses rivaux en les traitant d’espions infiltrés par les femmes-guêpes avant de les mettre à mort. Car peu à peu s’était répandue dans la tribu l’idée que si les amazones avaient remporté la bataille, c’était parce qu’elles comptaient secrètement des alliés parmi les hommes-rats. La cohésion du groupe rat s’était ainsi forgée dans la haine des femmes-guêpes et la suspicion mutuelle permanente.
En face, la cité des femmes-guêpes s’était elle aussi agrandie et consolidée depuis la dernière bataille. Les murs de trois mètres qui l’entouraient auparavant s’élevaient aujourd’hui à cinq. Les portes avaient été renforcées de plusieurs couches de bois. Les amazones s’étaient dotées d’épées plus légères qu’elles maniaient avec dextérité. Quand des sentinelles annoncèrent l’apparition d’hommes-rats à l’horizon, aussitôt résonnèrent des olifants ameutant les guerrières pour la défense de leur cité.
Les deux armées se firent face. Instant de flottement. De part et d’autre, dans les langues respectives, fusèrent menaces et injures.
Les amazones se préparaient à recevoir l’assaut frontal. Mais à leur grande surprise, sur un signe de leur roi, les soldats-rats s’écartèrent pour laisser passer une foule d’individus entièrement nus. Ces hommes et ces femmes n’étaient pas armés. Pas d’épée, pas de bouclier, ils avançaient les mains vides, le visage inexpressif, les côtes saillantes, hâves et titubant de faim. Ils étaient des milliers à marcher ainsi, résignés. Une armée de fantômes.
Les femmes-guêpes n’avaient pas le choix. Leurs flèches fauchèrent le triste troupeau humain. Quand elles eurent tué tous ces malheureux, elles ressentirent les premières fatigues du combat et leur réserve de flèches était déjà bien entamée. En même temps, elles étaient effrayées par le peu de considération des hommes-rats envers la vie humaine. Pareille attitude laissait présager du destin qui serait le leur en cas de défaite.
Soudain, des rangs des hommes-rats jaillit un groupe d’individus protégés d’épais boucliers. Ils portaient à bout de bras un madrier terminé par une tête de rat sculptée qu’ils projetèrent contre la porte principale de la cité.
Leurs flèches étant devenues impuissantes, les amazones lancèrent des rochers qui eux aussi ricochèrent sur les boucliers des assaillants.
Une femme eut soudain l’idée de quérir l’immense chaudron d’eau bouillante destinée à la soupe du soir. Cette fois, l’escouade d’hommes-rats déguerpit sous les brûlures, hurlant de douleur et abandonnant leur bélier. Mais déjà arrivait un nouveau groupe d’hommes protégés de boucliers. Le temps de remettre à chauffer un autre chaudron, ils avaient déjà défoncé la grande porte d’enceinte.
Les amazones s’attendaient à une charge de cavalerie, mais les hommes-rats leur réservaient une autre surprise. Après le troupeau d’esclaves destiné à épuiser leurs flèches, les rats dépêchèrent des enfants, une véritable armée de soldats miniatures âgés de six à douze ans, braillant, lançant des pierres et brandissant des torches.
C’était là une idée du roi des rats. Il avait remarqué que les femmes s’attendrissaient devant les petits et il en avait déduit que même ces amazones n’oseraient pas les tuer. Quant aux enfants-rats, élevés dans le culte du martyre et l’exécration de l’ennemi, ils tenaient à prouver à leurs parents qu’ils pouvaient se sacrifier pour la cause nationaliste. Emportés par leurs aînés, les gamins chargèrent.
Le calcul du roi des rats s’avéra efficace. Face aux enfants, les amazones, hésitantes, rataient leur cible, si bien que l’armée enfantine s’engouffra presque sans résistance dans la cité, déclenchant ici et là des foyers d’incendies. Les femmes-guêpes avaient sous-estimé la force de la propagande et du lavage de cerveau sur les plus jeunes.
La confusion était à son comble. Une fumée âcre se dégageait des maisons en flammes quand, enfin, une cohorte de cavalerie d’hommes-rats chargea et s’enfonça dans la cité. Les femmes-guêpes lancèrent leurs dards mais elles étaient désormais à court de flèches. Corps-à-corps. Les hommes-rats maniaient des épées de fer – un nouveau métal dont ils avaient extorqué le secret de fabrication à un peuple vaincu –, les femmes-guêpes des épées de bronze, plus lourdes et plus fragiles. Même si elles étaient souvent plus adroites au combat, elles étaient fréquemment emportées par l’élan de leur arme.
Une seconde cohorte à cheval se précipita alors en renfort tandis que les enfants du peuple-rat s’acharnaient sur les femmes blessées à terre.
On sonna la contre-attaque. La reine surgit à la tête d’une escouade de cavalières qui à leur tour surprirent les lanciers. À présent, elles n’hésitaient plus à tuer ces gamins enragés qui leur avaient causé tant de pertes.
La bataille durait depuis deux heures déjà et son issue restait encore incertaine. Là où il y avait distance entre les antagonistes, les amazones prenaient l’avantage, leurs flèches étant plus précises que les lances, mais partout où les hommes-rats réussissaient à provoquer le corps-à-corps, ils avaient le dessus.
Une intuition se précisa dans l’esprit du roi des rats : « Comme pour les abeilles, il suffit de capturer la reine. » Il rassembla ses plus valeureux barons et leur en donna l’ordre.
La reine haranguait ses troupes et ne fut pas difficile à repérer. Ils se précipitèrent dans sa direction. Ils tuèrent sans coup férir ses gardes du corps et elle se retrouva seule, isolée et encerclée d’ennemis. Une haie de lances empêcha quiconque de lui venir en aide.
« Je la veux vivante ! » hurla le roi des rats.
La reine maintenait ses assaillants à distance, aidée par son cheval cabré et faisant tournoyer son épée pour repousser les pointes des lances. Ses longs cheveux cinglant l’air, elle semait la mort parmi les hommes-rats qui osaient s’approcher. Voyant cela, le roi des hommes-rats usa de sa propre lance comme d’une porche pour s’élever à sa hauteur et la désarçonner. Roi des rats et reine des guêpes roulèrent à terre.
L’amazone enfonça ses ongles dans les joues de son adversaire et lui laboura le visage de stries profondes. D’un mouvement brusque, il la retourna, bras tordus, et à l’aide d’un tendon de buffle pendu à son vêtement parvint à lui lier les mains dans le dos. Puis il la plaqua au sol et lui écrasa le torse avec ses genoux. De toutes ses forces, elle le mordit à la jambe. Il saignait mais n’y prêta aucune attention. Il remit debout la femme-guêpe, un baron lui passa un coutelas et il posa la pointe de l’arme contre le cou de la souveraine.
— Rendez-vous ou je la tue !
Les amazones hésitèrent mais elles aimaient leur reine et la plupart préférèrent s’arrêter de combattre. Peu à peu toutes se résignèrent. Un cri de victoire surgit des rangs des hommes-rats.
On décida de calmer les enfants-rats qui voulaient profiter de l’avantage pour tuer encore. Les amazones prisonnières furent enchaînées et ramenées en longue procession vers la cité des hommes-rats. Là, les femmes de la tribu acclamèrent leurs guerriers vainqueurs. Sur le chemin, elles s’alignèrent en une haie d’honneur. Elles pleuraient les nombreux morts et crachèrent sur les prisonnières, étonnamment belles dans leurs vêtements de toile fine, avec leurs longues chevelures propres. Certaines femmes-rats s’avancèrent jusqu’à toucher leurs cheveux pour tenter de comprendre pourquoi ils étaient si longs et si brillants alors que leurs propres tignasses étaient collantes de crasse. Elles reniflèrent les peaux ennemies, surprises qu’elles sentent les fleurs, ce qui ne les empêcha pas de prendre une mine dégoûtée et de cracher à nouveau sur les captives.
Mais de toutes ces prisonnières, la plus magnifique était sans conteste celle qui marchait poings liés derrière le cheval du chef. Sa chevelure noir d’ébène souillée de poussière, la femme n’en demeurait pas moins tête haute, épaules droites, arborant une attitude altière, phénomène inconcevable pour ces femmes-rats soumises à leurs hommes.
Sur le côté, des soldats rassemblaient les chevaux capturés et le butin razzié dans la cité des amazones. Des vociférations retentirent. Des femmes du peuple-rat exigeaient bruyamment la mise à mort de la reine des amazones.
Le roi s’avança vers sa prisonnière, un coutelas à la main. Une immense acclamation retentit. Mais au lieu de la poignarder, il entreprit de la lécher comme une pièce de viande qu’il se serait apprêté à dévorer. Ses guerriers éclatèrent de rire, la victime, elle, parut en proie à la nausée. Chacun attendait le dénouement.
C’est alors que le roi, tranquillement, détacha la souveraine ennemie.
L’assistance se tut.
La reine chercha aussitôt à le frapper mais il la maîtrisa facilement. Puis, tandis qu’elle tentait vainement de lui dérober son visage, il l’embrassa de force.
Les femmes huèrent de plus belle la captive.
— Le roi brandit son épée dans leur direction pour leur signifier que c’était lui et lui seul qui faisait la loi et que ce ne seraient pas des femelles qui lui indiqueraient comment se comporter envers des prisonnières. Reines ou pas. Il invita ensuite les meilleurs guerriers à choisir eux aussi une amazone à leur convenance. Les femmes-rats n’osèrent cette fois exprimer leur colère devant cette concurrence déloyale.
Prenant alors la parole, le roi des rats annonça qu’il y avait désormais à leur disposition une grande cité, ceinte d’une épaisse muraille, et il invita tout son monde à s’y installer. Jusqu’alors, les hommes-rats avaient été un peuple plutôt nomade, se déplaçant au gré des invasions et se contentant de bivouacs pour se reposer. Le roi dit qu’il avait vu en rêve que ce serait leur capitale.
Le chef des rats épousa, selon le rite des hommes-rats, la reine des Amazones. Après quoi, il veilla à faire ériger une statue le montrant à cheval avec une amazone à terre le suppliant. C’était le premier monument rat. Quant aux femmes-guêpes, de guerre lasse, elles finirent par s’intégrer à la société des rats. Elles enseignèrent le tissage et un début d’hygiène à leurs nouveaux compagnons.
Sur des feuilles de carton de leur fabrication, elles entreprirent de conserver la mémoire de leur peuple vaincu.
Un jour, cependant, le roi découvrit leurs écrits, et, dans le doute, les détruisit. Il valait mieux effacer la mémoire d’un peuple jadis hostile et prétendre que toutes les avancées avaient les hommes-rats pour origine.
Il demanda en revanche aux scribes-guêpes d’écrire l’histoire que lui, le roi des rats, leur dicterait. Il avait envie que soient marquées à jamais dans les mémoires toutes les grandes batailles victorieuses du peuple des rats.
Seule ironie de la vie : de son union avec la reine des Amazones, le roi des rats ne conçut à son grand désespoir… que des filles. Ce qui entraîna son assassinat par l’un de ses généraux.
Ce dernier monta ensuite sur le trône et fit modifier la tête de la statue à son image.
On pouvait tout pardonner à un roi des rats, sauf d’engendrer des filles.